10 janvier 2015 - Michel Abhervé
Nous avions publié un texte (voir Ego-portrait 2014 des GAS italiens. Les Groupes d’Achat Collectif : un laboratoire diffus pour une économie horizontale. Une contribution de Thomas Regazzola).
nous publions un nouveau texte de Thomas Regazolla, cette fois consacré à l’analyse d’une initiative française, La Ruche qui dit oui !, en souhaitant qu’il contribue au débat sur les limites de l’ESS, au regard de la nouvelle lois sur l’ESS et de la révision de la procédure d’agrément ESUS, Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale.
La naissance de la plateforme informatique La Ruche qui dit oui! et, surtout,
ses succès rapides, ont suscité de grandes polémiques qui continuent d’agiter
les réseaux sociaux et, au-delà, divers media informatiques et papier.
Ennuyé autant des accusations injustifiées, que des autodéfenses spécieuses,
j’ai essayé d’utiliser les matériaux repérables sur internet pour faire le tour
de cette nouvelle structure et, après avoir fait le plus de lumière possible
(tout n’est pas transparent) sur ses mécanismes, je me suis demandé si les méthodes
et les procédures de cette entreprise lucrative et très business pourraient
nous apprendre quelque chose.
D’où vient le succès de “La Ruche qui dit Oui !” ?
La Ruche qui dit oui! est un service informatique centralisé, offrant à tous ceux
qui veulent constituer une Ruche locale, l’usufruit d’une plateforme internet, reliant
des consommateurs qui cherchent des produits frais, avec des petits producteurs
locaux et permettant de gérer, localement, offres, commandes, ventes, flux
de trésorerie et facturation.
Elle s’auto-définit elle-même comme entreprise lucrative; au vu des lieux où
elle a été conçue et des fées qui ont veillé sur son berceau, on aurait mauvaise
grâce de lui contester cette définition.
Le concept a été mis au point au sein de l’incubateur Advancia, de l’Ecole Supérieure
de Commerce de la CCI de Paris (Conférence des Grandes Ecoles, avec HEC,
ESSEC, etc…), à l’initiative de Guilhem Cheron, diplômé de l’ENSCI
(Ecole nationale supérieure de création industrielle), expert en marketing,
design cuisine (Les Repas Santé : plats cuisiné, mixés, hachés, prêts à l’emploi)
et à Marc-David Choukroun, spécialiste de la gestion de projet Web et
du marketing digital, qui créent, en 2010, Equanum SAS (”Conseil des affaires
et de gestion”), société de courtage, éditrice du site web
La Ruche Qui Dit Oui ! (dénommée, aussi, Ruche Mère ou Ruche-Mama).
Les investissements préalables pour la construction de l’infrastructure
du réseau informatique et à la mise en ligne du site ont été financés grâce à
un premier tour de table en 2010, avec la mise de fond personnels
Christophe Duhamel (Marmiton) et de Marc Simoncini (site de rencontres Meetic)
et auprès de Kima Ventures fond d’investissement de Jérémie Berrebi (ZDNet,
réseau de sites web) et de Xavier Niel (industrie du sexe, Free : fournisseur
d’accès ADSL téléphonie-télévision, quotidien Le Monde), suivi par un deuxième,
en 2012, auprès de XAnge Private Equity (Banque postale) et SOLID-Siparex
(groupe qui investit dans des PME pour en faire les “Champions de demain”).
Par la suite, d’autres subventions et prêts, émanant de partenaires publics
et privés (Paris Initiative Entreprise, La Caisse des Dépôts, la Région Ile-de-France
et la BNP Paribas) ont garanti l’indépendance d’Equanum où les associés-fondateurs restent majoritaires.
Une ruche locale peut se créer à l’initiative d’un particulier, d’un entrepreneur,
d’une association, d’une entreprise.
Le gérant de la Ruche (dénommé la “Reine”) choisit librement son lieu d’implantation, prend complètement en charge la création du réseau local de consommateurs
et se charge de recruter librement les producteurs; ceux-ci doivent respecter
des réglementations de leurs activités et être issus directement de l’agriculture
vivrière (fruits, légumes, viande, fromage…). Ils les sélectionnent avec soin
(qualité, variété, prix), selon les critères d’une Charte qui fixe l’éloignement maximal
à 250 km de distance (la moyenne réelle est de 43 km) et impose que toute
embauche respecte les normes légales d’emploi.
Les consommateurs n’ont d’autre obligation que de s’inscrire à la Ruche locale
(ce qui les intègre d’office au fichier central), sans que cela entraine
d’engagement particulier vis-à-vis des producteurs, d’obligations quant à
la participation aux tours de distribution, à la fréquence, à la périodicité
(interruptions des vacances), ou au volume des commandes.
Bien que le site propose des produits locaux de toute sorte, il comporte un onglet
qui permet de choisir exclusivement des produits bio (au plan national, 51 %
des producteurs de fruits et légumes sont labellisées AB).
Pouvant connaitre l’éloignement des producteurs (les distances sont indiquées sur
leurs pages respectives), le consommateur définit lui-même, les produits et
les quantités qu’il désire et le panier qu’il reçoit contient exactement ce
qu’il a commandé.
Les producteurs doivent viser l’excellence écologique et qualitative,
sans qu’une certification bio soit indispensable.
Quant à leurs pratiques agro-écologiques, la Charte de référence les définit
de façon assez peu contraignante, sans poser de limitations, précisant, seulement,
que les productions peuvent provenir ou de cultures bio, ou de “l’agriculture raisonnée” (démarche préconisant la limitation d’engrais et pesticides de synthèse et
un usage justifié des fertilisations et protections chimiques, promue, activement,
par la FNSEA, par l’Union des Industries de la Fertilisation, par BASF,
Du Pont et Monsanto).
Ilsdoivent détailler les caractéristiques de leur production, de leur exploitation
et de leurs méthodes de production. Ils décident, en toute liberté, ce qu’ils
souhaitent vendre et publient, chaque semaine, sur le site, la liste
de produits disponibles, les quantités minimum pour la livraison collective et fixent
les prix qu’ils considèrent “justes”, (en tenant compte des frais logistiques et du prélèvement d’une marge de 20%, pour le service; marge repartie ainsi : 5,5%
Tva, 2,5% transactions financières, 8% gestionnaire de la Ruche locale, 4% Ruche Mama).
La Ruche locale enregistre les commandes en ligne, pendant six jours :
si 24 h avant la date fixée pour la consigne, la quantité minimum est atteinte,
le responsable de la ruche valide les commandes (La ruche dit oui). Le site internet
de la Ruche locale fonctionne comme un réseau social. Outre aux propositions
d’aide réciproque et aux recettes de cuisine, les consommateurs
expriment, publiquement, leur satisfaction ou leur mécontentement sur la qualité,
les prix, l’organisation; les producteurs présentent leurs produits, leurs
méthodes culturales, justifient leurs choix et leurs tarifs. Tous ces échanges
génèrent une pression sociale qui garantit le respect des règles par
autocontrôle collectif.
Le responsable de la Ruche locale doit prendre en charge la gestion des
espaces internet mis à la disposition des producteurs et des consommateurs, assurer
la disponibilité d’un local privé (éventuellement, en le louant) qui doit être
occupé légalement, en bon état d’entretien et d’hygiène. Le jour de livraison,
dans la plage horaire fixée, le responsable de la Ruche reçoit les produits, prépare
les paniers, préside la distributions des commandes à la clientèle et anime les rencontres entre consommateurs et producteurs.
Bien qu’on le qualifie de “Reine”, le titulaire d’une Ruche doit compter sur environs 13 h de travail hebdomadaire.
En principe, l’organisateur de la Ruche locale (la Reine) reçoit 10% du prix de vente ; toutefois, il doit s’inscrire au Registre du commerce ou se déclarer
comme auto-entrepreneur, ce qui réduit son revenu net à environs 8 % du prix de vente. Une fois ses cotisations sociales déduites, la rétribution nette moyenne atteint environs 300 €/mois, soit 5,8 € de l’heure (sans compter les frais éventuels, non déductibles, transports, loyers, communication); en somme, le revenu de courtage d’une ruche d’une trentaine de familles, ne permet pas de vivre : il s’agit de revenus d’appoint, pour quelques centaines de personnes qui peuvent (ou doivent) s’accommoder d’une rétribution au-dessous du salaire minimum interprofessionnel net (smic : 7,45 €/h).
Le système des Ruches se développe rapidement :
Un an après la première Ruche, ouverte à Toulouse, en 2011, 150 ruches
sont en activité ; en 2014, 350 Ruches sont en activité et 150 autres
sont en construction.
Début 2015, on en compte 700. L’ouverture de nombreuses ruches à la campagne ou
dans de petites villes semble montrer qu’elles ne s’adressent pas exclusivement
aux bourgeois urbains. Des équipes détachées existent à Lyon, Toulouse, Lille, Nantes
et dans des villes européennes.
La centralisation des données permet d’apprécier l’impact quantitatif :
les 70.000 consommateurs inscrits dans un réseau local, à la fin de la première année, dépassent désormais, les 150 000 inscrits, contribuant au maintien en activité
de plusieurs milliers de petits-producteurs-paysans (entre 2 500 et 3 000), leur assurant un débouché stable, leur apportant plus de 200 emplois équivalent temps plein.
Chaque année les ventes sont multipliées par trois : fin 2013, elles atteignaient
9 millions d’Euros; l’objectif 2014 est de 27 millions; 90% de ces résultats, distraits
de la grande distribution, sont injectés dans le circuit des économies locales,
en grande partie (80 %) au bénéfice d’une agriculture paysanne, orientée vers
le respect de l’environnement.
Fin 2013, l’entreprise était déficitaire, en 2014, elle prévoit un résultat proche
de 2 millions.
Les fondateurs de la Ruche expliquent le succès de cette formule par
la clairvoyance croissante du consommateur : Beaucoup de gens se doutent que
les fraises sont bourrées de produits chimique; tout le monde sait, désormais, que
le jambon vient d’épouvantables élevages industriels dont les nitrates détruisent
les rivières et font proliférer les algues vertes… Le marketing ne suffit plus pour
nous faire avaler des produits qui nourrissent mal celui qui mange, autant que celui
qui produit. Petit à petit on prend conscience que des alternatives existent
et on préfère ne pas se nourrir à n’importe quel prix, ni dans n’importe
quelles conditions… On aspire, désormais, au changement du modèle de
production alimentaire.
Il est vrai que les commentaires repérables sur internet (hors de la plateforme informatique contrôlée par la maison mère) témoignent de la satisfaction pour
une formule qui donne accès à des fruits et des légumes cueillis à maturité, n’ayant
pas été conservés au frigo, n’ayant pas subi de gazage dans les camions, n’ayant pas
été aspergés de fongicides, d’antioxydants et autres produits anti-moisissure.
Mais les inscrits semblent apprécier, encore plus, de garder la liberté de composer
leur propre panier selon la disponibilité et les envies du moment tout en échappant
“au régime courge-topinambour six mois durant”. Certes, les prix sont 20% plus cher
que dans une AMAP, toutefois, ils correspondent à ceux de n’importe quel groupement de producteurs du circuit court qui doit couvrir ses charges (temps passé au magasin, loyer du local, transports, etc.) et restent largement plus bas qu’au supermarché,
pour un goût nettement supérieur.
Sans doute, le succès de cette formule tient à l’absence de limitation au bio qui
élargit le champ des produits disponibles et lève (en partie) la contrainte saisonnière, ainsi (et peut-être surtout) qu’au fait de rémunérer ceux qui prêtent leur temps et leur énergie, exonérant le consommateur de toute obligation (travail bénévole, participation conviviale…) et de toute autre contrainte (contrat préalable, paniers pré-composés), ouvrant, du même coup, l’attraction du système bien au-delà d’un public volontaire, engagé et idéologiquement captif.
Le succès tient, certainement, aussi, au fait que, en novembre 2012, le Ministère
de l’Économie et des Finances a délivré à la Ruche qui dit Oui ! l’agrément
officiel “Entreprise sociale et solidaire” (E2S) qui reconnaît son rôle actif
dans le soutien des petits producteurs et le développement d’une nouvelle économie
de proximité. À ce propos, son fondateur déclare : “Je n’aime pas les chapelles,
mais c’est bien cet agrément qui a empêché le milieu alternatif, très militant,
d’ostraciser notre modèle d’entreprise qui est lucratif et très business“.
La Ruche qui dit oui ! n’achète ni ne revend aucun produit ; il n’y a nulle
part de manipulation d’espèces, les paiements se font en ligne, les producteurs facturant directement les acheteurs, via la plate-forme bancaire du groupe international Ingenico Payment Services (Belgique et Luxembourg), qui effectue les transactions, sans que l’argent transite par la Ruche.
Si on s’en tient au fait que ni les produits, ni les flux financiers producteur/consommateur ne transitent matériellement ni par la Ruche locale, ni par
la Riche Mère, on peut dire, qu’il s’agit de vente directe.
Et pourtant,TROIS intermédiaires (qui ne sont ni consommateurs ni producteurs
de nourriture) sont rémunérés dans l’opération : le responsable de la Ruche locale,
la société Tunz/Ogone qui gère les flux financiers, via son porte-monnaie électronique, entre Belgique et Luxembourg et la société de courtage Equanum, (éditeur de
la plateforme centralisée).
Le magazine de la grande distribution française LSA considère La Ruche qui dit oui ! comme la Start up la plus prometteuses de la distribution alimentaire.
On comprend les raisons d’un tel enthousiasme, quand on considère qu’avec
ce système ses propriétaires réussissent à bâtir un véritable réseau national
de distribution qui leur rapporte une commission de 4 % sur chaque vente, en mettant
à profit l’énergie d’actifs ne travaillant qu’à temps partiel, ou ne travaillant
pas (chômeurs, bénéficiaires de RSA, retraités à la recherche d’un
revenu complémentaire, mères au foyer, étudiants disposant de quelques heures
de libre, ou encore amateurs de convivialité et de bien manger, écœurés par
le système de distribution dominant).
Et pourtant, tout en se définissant “entreprise lucrative et très business”,
La Ruche qui dit oui! met en avant toute une série de constats avérés,
illustrant sa volonté de promouvoir d’importants changements sociétaux,
tout à fait congruents avec l’actuelle demande de “lien social”.
En assurant la qualité et la traçabilité des produits, en réduisant considérablement
les transports, les emballages, en éliminant les dépenses de publicité, en démontrant
la validité d’un modèle économico-entrepreneurial diffèrent, elle affaiblit la domination des structures commerciales qui imposent leurs prix et exigent des marges exorbitantes.
En favorisant la production agricole locale, créatrice d’emploi, en facilitant l’accès
à une alimentation de qualité, La Ruche qui dit oui! contribue à mettre en évidence
que des modes de production autres que ceux de l’industrie agro-alimentaire
sont possible et viables, accélérant, ainsi, la transition vers l’agriculture
de proximité, jusqu’à transformer les grandes orientations agricoles du pays.
En encourageant les échange de produits agroalimentaires en circuit court, en faisant
de la consommation un vecteur de sens, de sociabilité, de relations humaines et
sociales entre consommateurs et producteurs et entre les consommateurs eux-mêmes, elle sensibilise un nombre croissant de personnes aux problèmes des pratiques culturales, des modes d’approvisionnement et d’alimentation.
Ainsi, La Ruche qui dit Oui! revendique hautement sa contribution à l’élaboration
d’un nouveau paradigme économique, régi par des valeurs très fortes,
débouchant, notamment, dans ce “ré-encastrement” des liens économiques
dans le social, préconisé par Polanyi, dans La Grande transformation (1944).
On ne saurait contester que le “dispositif de circulation de la valeur” constitué
par chacune des Ruches locales est propice à la petite dimension, à l’”agir ensemble
en proximité”, au mélange rapports productif /liens interpersonnels, à l’autonomie
du territoire, à l’appropriation et à la reconversion locale d’une grande partie
de la valeur ajoutée. Par ailleurs, l’autonomie dont elles jouissent favorise, sans doute, la diversité des espèces, des productions agricoles, des producteurs.
Toutefois, pour achever le tour de la question, il faudrait savoir s’il en va de même en ce qui concerne la propriété, la prise de décision, la gestion des fonctions stratégiques … en somme sur les rapports existants entre les Ruches et Equanum.
Malheureusement, les matériaux repérables sur internet ne nous renseignent guère
sur ce type de problèmes. C’est pourquoi, notre ”tour de la question” s’interrompt sur
un certain nombre de demandes auxquelles nous ne savons pas répondre.
Que vaut une “autonomie” des Ruches locales dont le fonctionnement est entièrement dépendant de cette unique plateforme informatique centrale ?
En quelle mesure les gestionnaires des Ruches locales participent-ils à la gouvernance “démocratique et participative” de la structure centrale ?
1) Quelle est l’utilité locale d’une structure centralisée (distante), alors même que
le but affiché du “mouvement” consiste à privilégier la proximité,
l’interconnaissance personnelle… alors même que le recrutement des fournisseurs et
des clients se fait localement, qu’il en va de même quant aux approvisionnements,
aux consignes, aux distribution et à la gestion logistique et que même le contrôle
est confiée à la pression sociale exercée par le réseau communautaire local ?
2) Quelles sont les “autres” fonctions qui nécessitent une centralité, si ce n’est
la constitution de fichiers (statistiques, tableaux de bords, documents financiers, données personnelles de consommateurs), ainsi que la gestion des flux financiers
(bien plus que la “sécurisation des échanges” qui, à l’échelle d’une cinquantaine de famille d’adhérents et de moins d’une dizaine de producteurs, n’a pas beaucoup de nécessité).
3) Que penser du délai entre payement par le consommateur et règlement
au producteur (Les producteurs sont payés dans un délai de 15 à 20 jours après
la livraison)? N’offre-t-il pas d’intéressantes opportunités de placement sur
les marchés financiers ?
4) Que signifie l’agrément d’entreprise sociale et solidaire, octroyé à une structure
qui, loin d’être une association, une mutuelle, une coopérative, une fondations,
un fond d’investissement solidaire ou une entreprise d’insertion, reste la propriété
des fondateurs-dirigeants, non élus ?
5) Lorsque Equanum réalisera des excédents (à ce jour, il commence à peine à avoir
des résultats), de quelle façon et par qui seront-ils appropriés ?
6) Que se passera-t-il le jour où des grands distributeurs avanceront des offres
de rachat ? (les exemples de reprise de start-up ayant atteint notoriété et
taille critique ne manquent pas, même dans l’économie sociale-solidaire).
7) Quelle sera, à ce moment, la valeur de la Charte. Que deviendra, alors,
l’agrément d’entreprise sociale et solidaire ?
9) Quelle sera l’attitude des Reines au moment où les circonstances mettront
en lumière la structure réelle du pouvoir, faisant apparaître qu’elles n’en
possèdent aucun?
On ne peut que se demander si les instances ayant octroyé l’agrément E2S
sont réellement en mesure de répondre à ces questions.
Excommunier ou apprendre ?
Bien que les dirigeants du “mouvement interrégional des AMAP” déclarent dans
une lettre ouverte “nous nous réjouissons que des circuits courts, autres que les nôtres, permettent à des paysans d’écouler leur production, dans des conditions plus favorables que la GD“, il suffit de se rendre sur les sites du mouvement de la consommation responsable, pour constater que l’apparition et l’affirmation de La Ruche a déchainé
des réactions d’une hostilité radicale.
Profondément ulcéré que des capitalistes tirent profit du développement de la vente directe et des circuits courts, le Mouvement ne voit, dans La Ruche
que “l’exterminateur de la petite paysannerie“, et appelle de ses voeux une
“contre-offensive avant qu’il ne soit trop tard pour la survie des petits paysans bio“.
Il va sans dire que les cris d’orfraie ne pourront jamais remplacer un examen
attentif des raisons par lesquelles l’attraction de La Ruche s’exerce bien au-delà
d’un public conscientisé, engagé, volitif qui – de près ou de loin - se sent concerné
par la conception du monde s’exprimant dans le Mouvement. Celle-ci est bien loin
d’être majoritaire (si on était un parti, on pèserait moins de 2%); c’est dire que
tout se joue sur l’interface avec la grande masse de la population.
Établir des obligations, affirmer des exigences, rappeler des devoirs moraux, invoquer
la solidarité ou d’autres sentiments permet, sans doute, de trier, dans cet
ensemble hétéroclite de comportements, caractères, opinions, intérêts,
ceux qui partagent certains points de vue éthico-sociaux… Pour communiquer avec
tous les autres, il pourrait être plus utile de s’inspirer du pragmatisme de La Ruche,
de s’approprier de son dispositif, de le débarrasser de toute fonction
centralisatrice (raison principale, se ce n’est, unique, de besoins financiers si importants) et de le faire proliférer, en le restituant à la dimension du local.
La meilleure façon de continuer à guider le développement des ventes directes et
des circuits court et pour empêcher sa récupération capitaliste, est celle indiquée
par Richard Buckminster Fuller : Pour changer quelque chose, construis un nouveau modèle qui rende obsolète ce qui existe.
L’expérience de La Ruche confirme empiriquement et en grandeur réelle, ce que
des enquêtes de motivation avaient déjà suggéré : en laissant le consommateur
choisir librement ce qu’il achète… en ne lui réclamant pas des prestations gratuites
ou des participations conviviales… en ayant recours seulement à des
prestations gratuites volontaires, sans, pour autant, renoncer à des
rémunérations éventuelles (financées par des prélèvements raisonnables)…
en accroissant l’éventail à des produits d’agriculture responsable… en sélectionnant
les producteurs locaux par des procédures de certification collective, tout en
laissant qu’ils fixent les prix qu’ils considèrent rémunérateurs… en facilitant
les rencontres entre consommateurs et avec les producteurs… cette même
demande croissante qui assure le développement de La Ruche serait disponible
pour alimenter la multiplication de petites structures associatives ou coopératives
(de type GAS, AMAP, GASe, etc), jusqu’à former un réseau territorial
suffisamment dense pour constituer un marché local, où la contrainte
du contrat préalable pourrait même être abandonnée.
Assurément, il ne s’agirait pas seulement d’une demande de militants
ou de sympathisants, mais simplement de celle de consommateurs… communs,
attirés seulement par le prix, par le goût de produits cueillis à maturité,
sans conservation, ni conservateurs et, peut-être, même, par l’envie de convivialité
et de contact avec les producteurs.
Mais, quelles que soient les motivations, la multiplication de petits groupes
locaux (réellement)autonomes n’en serait pas moins favorable à l’agriculture paysanne,
à celle des productions et des espèces… n’en permettrait pas moins aux territoires
de s’approprier une grande partie de la valeur ajoutée… n’en favoriserait pas moins
les rapprochements entre rapports productifs et liens interpersonnels, alors même
que l’inévitable enracinement des productions dans le sol, limiterait sévèrement
aussi bien l’accroissement des chaînes d’intermédiaires, que celui de
l’envergure territoriales des périmètres, tout en sensibilisant un nombre croissant
de personnes aux pratiques culturales “propres”, à la structure de la distribution,
aux modes d’alimentation appropriés.
Même dans le cas où il serait alimenté par une demande indifférente aux valeurs
prônés par la Mouvement, un tel réseau territorial n’en constituerait pas moins
la preuve empirique :
· que “le local” est susceptible de se maintenir et d’avoir
une existence (relativement) autonome… que des dispositifs de
circulation économique tournés vers le territoire, dépourvus de
branchements verticaux avec la sphère financière, alimentés par des
transactions directes de faible amplitude sont parfaitement viables,
à des prix accessibles pour le consommateur et rémunérateurs pour
le petit producteur paysan;
· que des systèmes de production différents de ceux de l’agro-industrie…
ainsi que des formes de circulation où l’échange serait une occasion de relations
et de sociabilité sont possibles et viables;
· que le développement de tels réseaux favorise la transition vers une agriculture de proximité, plus respectueuse envers le milieu.
Dès lors, une question s’impose : quels seraient les attributs, les caractéristiques,
les qualités, les mérites, les vertus, les valeurs qui risqueraient d’être perdues
ou compromises, si le développement du système de la consommation responsable
suivait un cheminement de ce type ?